CHAPITRE CINQ

« Non, Miles, je suis désolé. Mon père n’est pas ici. Oui, je vous le promets. Immédiatement. » Alex reposa le combiné du téléphone. Elliott l’observait, assis au bureau qui occupait un coin de la chambre.

« Merci, Alex. Le mensonge est un talent social plutôt sous-estimé, de nos jours. Un penseur devrait se pencher sur ce problème et sur tous les principes charitables qui justifient le mensonge.

— Père, je ne vous laisserai pas sortir seul. »

Elliott se retourna afin de se remettre au travail. Un bain et un peu de repos lui avaient fait le plus grand bien, même s’il n’avait pas vraiment réussi à dormir. Il avait eu une heure de tranquillité pour réfléchir à ce qu’il allait faire. Et il avait pris sa décision, bien qu’il n’eût que peu d’espoir. L’élixir valait malgré tout qu’on tentât le coup. Si Samir avait pu joindre Ramsès, naturellement.

Il ferma la dernière des trois enveloppes et s’adressa à nouveau à son fils.

« Tu feras exactement ce que je t’ai dit, dit-il d’une voix assurée. Si je ne suis pas de retour demain midi, mets ces lettres à la poste. Elles sont pour ta mère et pour Randolph. Et quitte Le Caire dès que possible. Maintenant donne-moi ma canne. J’ai également besoin de ma cape, il fait diablement frais dans cette ville une fois la nuit tombée. »

Walter alla chercher la canne et la cape.

« Père, le supplia Alex, pour l’amour de…

— Au revoir, Alex. Souviens-toi que Julie a besoin de toi. »

 

« Sire, il est plus de six heures, dit Samir. Je dois vous montrer comment vous rendre à cette taverne.

— Je trouverai seul mon chemin, répondit Ramsès. Vous deux, regagnez l’hôtel. Je dois réfléchir.

— Non, dit Julie, je vais avec toi.

— Impossible, c’est trop dangereux. Et puis, c’est une épreuve que je dois affronter seul.

— Julie, nous devons rentrer, dit Samir, avant qu’on ne nous recherche. »

Ramsès se leva lentement. Il se détourna de la lueur vacillante de la bougie, seule source de lumière de cette pièce. Il leva les mains comme en un geste de prière.

« Julie, dit-il en soupirant, si tu repartais en Angleterre, tu retrouverais la vie qui est la tienne.

— Oh, Ramsès, comme tu me fais souffrir ! dit-elle. Tu l’aimes donc, Ramsès ? Tu aimes cette créature que tu as tirée du tombeau ? »

Ses paroles avaient dépassé sa pensée. Elle se détourna, un peu honteuse.

« Je sais que je t’aime, Julie Stratford, murmura-t-il. Je t’ai aimée dès l’instant où je t’ai vue. Et je désire ton amour en cet instant.

— Alors ne parle pas de me quitter, dit-elle d’une voix brisée. Ramsès, ma vie est terminée si je ne dois plus jamais te revoir après ce soir.

— Sur mon honneur, tu me reverras. »

Il la prit dans ses bras.

« Mon amour, mon courageux amour, murmura-t-il en la caressant. J’ai besoin de toi – de vous deux –, plus que je ne pourrais le dire.

— Puissent les dieux vous accompagner, sire, dit Samir. Nous compterons les minutes en attendant de vos nouvelles. »

 

Seule une lampe blafarde brûlait dans le bureau de Winthrop. Il était ébranlé par le rapport posé sur sa table de travail. Un jeune fonctionnaire attendait des ordres.

« Il avait la nuque brisée, me dites-vous ?

— Oui, comme la femme de ménage du musée. Et tout son argent avait disparu. On a retrouvé son passeport dans la boue.

— Renforcez la surveillance au Shepheard’s, dit Winthrop. Et faites venir immédiatement le comte de Rutherford. Nous savons qu’il est à l’hôtel, quoi que puisse affirmer son fils. »

 

Elliott franchit la porte de service de l’hôtel. Il marchait rapidement, la jambe gauche raidie pour ne pas trop faire souffrir son genou. Il traversa le parking plongé dans la pénombre et se dirigea vers le vieux Caire. Lorsqu’il fut à deux rues du Shepheard’s, il héla un fiacre en maraude.

 

Julie regagna sa suite et referma la porte. La tunique arabe était pliée sous son bras. Elle l’avait ôtée en voiture et, maintenant, elle la dissimulait derrière sa malle, tout au fond de la garde-robe.

Elle prit une petite valise. De quoi avait-elle besoin au juste ? Cela n’avait pas d’importance. Seule la liberté lui importait, la liberté aux côtés de Ramsès.

Mais que se passerait-il si elle ne revoyait jamais l’homme qui avait gommé toute sa vie passée ? À quoi lui servait-il de faire sa valise tant qu’elle ignorait le sort qui lui était réservé ?

Elle s’allongea sur le lit. Elle pleurait quand Rita entra dans la chambre.

 

Le Babylone. Elliott entendait le fracas des tambourins et des cymbales depuis la petite ruelle mal pavée. Quelle ironie qu’en cet instant précis il pensât avec tant d’acuité à Lawrence, son cher Lawrence !

Mais c’est un tout autre bruit qui le fit se retourner. Quelqu’un avait sauté du haut d’une terrasse.

« Ne vous arrêtez pas », lui dit un Arabe de haute stature. C’était Ramsey ! « Il y a un café au coin de cette rue. Nous nous y retrouverons, l’endroit est plus tranquille. Entrez le premier, je vous y rejoindrai. »

Elliott éprouvait un immense soulagement. Il s’empressa de lui obéir. Quoi qu’il advînt, il n’était plus seul à vivre ce cauchemar. Ramsey saurait quoi faire. Il entra dans le petit café.

Lourdes tapisseries aux murs, lampes à huile, tables de bois, lot habituel d’Européens à l’air louche.

Un grand Arabe aux yeux bleus était installé le dos au mur. Ramsey ! Il avait dû entrer par-derrière.

Plusieurs clients toisèrent Elliott avec arrogance, mais il s’en moquait bien.

Il s’installa sur la droite de Ramsey. Ce dernier avait un verre à la main. Sur la table étaient posés une bouteille sans étiquette et un autre verre.

« Où est-elle ? demanda Ramsey.

— Je n’ai pas l’intention de vous le dire.

— Comment ? À quoi jouez-vous avec moi ? »

Elliott resta un instant silencieux. Il réfléchit une dernière fois à la décision qu’il avait prise. Elle en valait le coup. Il se racla la gorge.

« Vous savez ce que je veux, dit-il à Ramsey. Vous le savez depuis le début. Je n’ai pas fait le voyage d’Égypte pour veiller sur la chasteté de ma future belle-fille. C’est absurde.

— Je croyais que vous étiez un homme honorable.

— J’en suis un, même si, aujourd’hui, j’ai assisté à des choses particulièrement écœurantes.

— Vous n’auriez jamais dû me suivre au musée. »

Elliott hocha la tête. Il prit la bouteille, en ôta le bouchon et sentit. C’était du whisky. Il en versa dans son verre.

« Je sais bien que je n’aurais pas dû faire cela, dit-il. C’était une folie de jeune homme. Et peut-être serais-je jeune à nouveau… et pour toujours. »

Il observa Ramsey. Il y avait réellement quelque chose de majestueux chez cet homme en ample tunique blanche. On eût dit un personnage de la Bible. Ses yeux bleus étaient cependant bordés de rouge. Il était las et il souffrait, ce n’était que trop évident.

« Je veux cet élixir, dit posément Elliott. Quand vous me l’aurez donné, quand je l’aurai bu, je vous dirai où elle se cache. Et elle passera sous votre responsabilité. Et croyez-moi, je ne vous envie pas. J’ai pourtant fait tout ce que j’ai pu.

— Dans quel état se trouve-t-elle ? Je veux des précisions.

— Elle est soignée, mais pas assez. Elle est belle et dangereuse. Elle a tué Henry, ainsi que sa maîtresse égyptienne, Malenka. »

Ramsey ne dit rien pendant un instant, puis :

« Eh bien, le jeune Stratford a eu ce qu’il méritait, pour citer votre expression moderne. Il a assassiné son oncle. Il a essayé de tuer sa cousine. J’ai quitté mon cercueil pour l’en empêcher. Il n’a pas menti lorsqu’il vous a dit que j’ai voulu l’étrangler. »

Elliott soupira.

« Je savais pour Lawrence. Mais pour Julie, je n’aurais jamais pensé.

— Avec mes poisons, oui.

— J’aimais Lawrence Stratford, murmura Elliott. Il a été… mon amant, jadis, et il est toujours resté mon ami. »

Ramsès inclina respectueusement la tête.

« Ces morts… elles lui ont été faciles ? Comment cela s’est-il produit ?

— Elle est dotée d’une force extraordinaire. Je ne suis pas certain qu’elle comprenne totalement ce qu’est la mort. Elle a tué Henry parce qu’il la menaçait de son arme. Malenka, parce que la fille était terrorisée et s’était mise à hurler. Elle leur a brisé la nuque. Comme pour la femme de ménage du musée.

— Elle parle ?

— Très bien. Elle s’est littéralement imprégnée de l’anglais. Elle m’a dit qui elle était. Mais il y a en elle quelque chose de dramatique. Elle ne sait pas vraiment qui elle est ni où elle se trouve. Et elle souffre. Physiquement, à cause des plaies béantes qu’elle porte et des os qui saillent hors de sa peau. Moralement aussi. » Elliott but un peu de whisky. « Son corps est altéré, et je pense qu’il en va de même avec son cerveau.

— Vous devez me l’amener immédiatement !

— Je lui ai donné ce qui restait dans le flacon, celui que vous avez oublié au musée. J’ai appliqué l’élixir sur son visage et ses mains. Mais il m’en faut davantage.

— Vous l’avez vu faire effet ? Il a réduit ses blessures ?

— Oui, mais le soleil lui avait déjà fait énormément de bien. » Elliott fit une pause. Il scruta le visage impassible de Ramsès, les yeux bleus qui le fixaient. « Mais vous savez déjà tout cela !

— Vous vous trompez. »

Machinalement, Ramsès leva son verre et but.

« Un quart de flacon, voilà tout ce qu’il y avait, dit Elliott. Est-ce que cela m’aurait suffi si je l’avais bu au lieu de le lui donner ?

— Je l’ignore. »

Elliott eut un sourire amer.

« Je ne suis pas un savant. Je ne suis qu’un roi.

— Voici la proposition que je vous fais, votre altesse. Vous me donnez l’élixir. Et en quantité suffisante pour venir à bout de tous vos doutes. Alors je vous amènerai Cléopâtre, reine d’Égypte, et vous en ferez ce que vous voudrez.

— Que feriez-vous si je vous menaçais ? Je pourrais vous tuer pour ne pas m’avoir dit où elle est.

— Tuez-moi. Sans l’élixir, je mourrai de toute façon. Ce sont les deux seules choses auxquelles je pense désormais : la mort et l’élixir. Et je ne suis plus trop sûr de pouvoir faire la distinction entre les deux. » Encore un peu de whisky qu’il but en faisant la grimace. « Écoutez, je vais être franc avec vous. Ce que j’ai vu aujourd’hui me fait horreur, mais je veux cette potion. Tout le reste s’efface devant ce désir.

— C’est étrange, je me souviens de tout, et pas elle. Elle a choisi la mort. Pour être avec son bien-aimé, Marc Antoine, bien que je lui eusse offert l’immortalité. Elle a fait son choix.

— Elle ne savait pas vraiment ce qu’était la mort. »

Ramsès sourit.

« Quoi qu’il en soit, elle n’a pas de souvenirs. Et si elle en a, elle s’en moque bien. Elle est vivante, elle souffre, elle se débat avec ses blessures, ses appétits…» Il s’arrêta.

Ramsès se pencha vers Elliott. « Où est-elle ?

— Donnez-moi ce que je demande et je vous aiderai avec elle. Je ferai tout ce qui est en mon possible. Nous ne serons pas ennemis, vous et moi. Car nous ne le sommes pas maintenant, n’est-ce pas ?

— Non, nous ne sommes pas ennemis. » Sa voix était douce, mais ses yeux pleins de fureur. « Mais je ne peux vous donner cet élixir. C’est bien trop dangereux. Vous ne pouvez pas comprendre.

— Vous l’avez pourtant rappelée d’entre les morts ! s’emporta Elliott. Et vous le donneriez à Julie Stratford, n’est-ce pas ? Ainsi qu’à votre dévoué Samir ! »

Ramsès ne répliqua pas. Il était appuyé contre le mur, le regard perdu dans le lointain.

Elliott se leva.

« Je serai au Shepheard’s. Quand vous aurez fabriqué votre élixir, appelez-moi là-bas, mais soyez prudent. Nous nous donnerons rendez-vous. »

Il prit sa canne et se dirigea vers la porte. Il ne se retourna pas, car il était rouge de honte. Une fois dans la rue, il tendit l’oreille, plein de crainte et d’appréhension. Mais il ne perçut rien. Il poursuivit son chemin.

 

Elle ne s’était pas encore décidée : devait-elle tuer ou non cet oiseau braillard ? Pour l’instant, il se tenait tranquille sur son perchoir. Il avait un plumage soyeux. S’il ne se mettait pas à crier, il vivrait.

Le corps de la danseuse sentait déjà, bien qu’elle l’eût tiré dans un coin du jardin et recouvert d’un morceau d’étoffe.

Même dans la cuisine, elle sentait cette odeur puissante, mais cela ne l’avait pas empêchée de manger tout ce qu’elle avait trouvé, quelques citrons et une boule de pain rassis.

Elle s’était ensuite changée et avait passé une grande robe blanche qui donnait à sa peau un joli teint doré et, surtout, dissimulait mieux ses pieds.

Elle avait mal, aux jambes et dans le côté. Si le seigneur Rutherford tardait encore, elle ressortirait. Bien qu’elle ne sût absolument pas comment le retrouver. Elle avait déjà eu beaucoup de mal pour regagner la maison. La chance avait joué en sa faveur.

Soudain on frappa à la porte.

« Votre nom ? dit-elle en anglais.

— Elliott, Lord Rutherford. Ouvrez-moi. »

Elle s’exécuta aussitôt.

« Je vous ai attendu longtemps, seigneur Rutherford. Vous m’avez rapporté l’élixir ? Vous savez où est l’homme aux yeux bleus ? »

Lord Rutherford fut étonné par son aisance à parler anglais. Elle haussa les épaules en refermant la porte. « Votre langue ne me pose pas de problèmes, dit-elle. Dans les rues de la ville, aujourd’hui, j’ai entendu parler de nombreuses langues et j’ai appris beaucoup de choses. C’est le passé qui est mystérieux, ce monde que je ne me rappelle pas ! » Elle se sentit brusquement furieuse. Pourquoi la regardait-il ainsi ? « Où est Ramsès ? » demanda-t-elle. Elle était sûre que c’était là le nom de l’homme aux yeux bleus.

« Je lui ai parlé. Je lui ai dit ce dont j’avais besoin.

— Oui, seigneur Rutherford. » Elle s’approcha de lui et il recula. « Vous avez peur de moi ?

— Je ne sais pas. Je veux vous protéger.

— Ah ! Et Ramsès aux yeux bleus, pourquoi ne vient-il pas ? » Quelque chose de déplaisant, de très déplaisant. Une vague image de Ramsès qui cherche à l’éviter. De Ramsès à plusieurs mètres d’elle alors qu’elle crie son nom. Quelque chose qui avait rapport au venin du serpent et… elle hurlait, mais il n’y avait personne pour l’entendre ! Ils ont recouvert son visage d’un voile noir. Elle se détourna d’Elliott.

« Ce serait plus facile si je ne me souvenais de rien, murmura-t-elle. Mais je revois le passé, et puis je ne le revois plus. » Elle lui tourna le dos.

« Vous devez faire preuve de patience, dit Lord Rutherford. Il viendra.

— De la patience ! Je ne veux pas être patiente. Je veux le trouver. Dites-moi où il est. J’irai jusqu’à lui.

— C’est impossible !

— Non ! »

Sa voix s’était changée en un glapissement. Elle vit la peur dans ses yeux, elle vit… quoi ? Il n’était pas horrifié comme les autres. Il y avait autre chose dans son regard. « Dites-moi où je peux le trouver ! » Elle le poussa contre le mur. « Je vais vous dire un secret, seigneur Rutherford. Vous êtes faibles, tous tant que vous êtes, et j’aime vous tuer ! Cela apaise mes souffrances de vous voir mourir ! »

Elle le saisit à la gorge. Elle l’obligerait à parler et le tuerait s’il n’en faisait rien. Mais, soudain, des mains puissantes s’abattirent sur elle et la repoussèrent. Elle poussa un cri rauque, et c’est alors qu’elle découvrit, à côté d’elle, l’homme aux yeux bleus. Qui était-ce ? Elle le savait, mais la vérité lui échappait. « Ramsès ! » Oui, c’était Ramsès, ce personnage au regard si bleu !

« Allez-vous-en ! cria-t-il à Rutherford. Partez d’ici ! »

La nuque de Ramsès était dure comme du marbre, elle ne pouvait en briser les os. Mais lui non plus ne parvenait pas à la retenir. Vaguement, elle se rendit compte qu’Elliott, celui qu’elle appelait le seigneur Rutherford, avait quitté la maison en faisant claquer la porte. Elle était seule à lutter contre celui qui, à une autre époque, s’était détourné d’elle. Ramsès, qui lui avait fait tant de mal. Peu importait qu’elle ne se souvînt pas de tout. C’était comme pour son nom. Elle savait, et c’était là le principal !

« Sois maudit ! » rugit-elle dans sa langue natale.

Mais pourquoi la regardait-il ainsi ? Pourquoi pleurait-il ?

« Cléopâtre », balbutia-t-il.

Sa vision se troubla un instant. Les souvenirs étaient prêts à la submerger si elle cédait. Des souvenirs sombres, horribles, l’évocation de souffrances qu’elle voulait oublier à tout jamais.

Elle s’assit sur le lit et le regarda, étonnée par l’expression de tendresse de son visage.

Il était beau. Sa peau était pareille à celle des jeunes gens, sa bouche ferme et douce. Et ses yeux, ses grands yeux translucides et bleus. Elle le vit en un autre lieu, une salle obscure, tandis qu’elle émergeait des abysses. Il était penché au-dessus d’elle et récitait les anciennes prières égyptiennes. Tu es, maintenant et à jamais.

« Tu m’as fait cela », murmura-t-elle. Elle entendit le verre se briser, le bois éclater, elle sentit les dalles sous ses pieds. Ses bras étaient noirs, desséchés ! « Tu m’as ramenée ici, en ces temps modernes, et quand j’ai marché vers toi, tu t’es enfui ! »

Comme un petit enfant, il se mordait la lèvre. Il tremblait, des larmes coulaient sur ses joues.

« Non, je le jure, dit-il en latin, langue qui leur était familière. D’autres se sont interposés. Je ne t’aurais jamais abandonnée. »

C’était un mensonge, un ignoble mensonge. Elle avait tenté de quitter sa couche. Le venin était en train de la paralyser. Ramsès ! Prise de panique, elle avait crié son nom, mais il ne s’était pas détourné de la fenêtre par laquelle il regardait. Les femmes qui se trouvaient là le suppliaient, mais en vain ! Ramsès !

« Menteur ! siffla-t-elle. Tu aurais pu me le donner, tu as préféré me laisser mourir !

— Non. » Il secoua la tête. « Jamais. »

Mais… un instant. Elle confondait deux événements cruciaux. Ces femmes. Elles n’étaient pas là lorsqu’il récitait les prières. Elle était seule… depuis une éternité.

« Je dormais en un lieu sombre. Et puis tu es venu. J’ai senti à nouveau la douleur. La souffrance et la faim. Et je te connaissais, je savais qui tu étais ! Et je te haïssais !

— Cléopâtre ! » Il s’avança vers elle.

« Non, ne bouge pas. Je sais ce que tu as fait ! Je le savais déjà. Tu m’as arrachée à la mort, voilà ce que tu as fait. Tu m’as tirée de mon cercueil. Ces blessures en sont les preuves ! » Sa voix se brisait. Puis elle sentit le cri monter en elle. Elle hoqueta, incapable de le retenir.

Il la saisit par les bras et la secoua.

« Laisse-moi », dit-elle. Calme maintenant. Sans crier.

Un instant, il la tint serrée contre lui, et elle ne résista pas. Pourquoi continuer à se battre ? Elle lui sourit.

« Oh, mais tu es très beau, n’est-ce pas ? dit-elle. As-tu toujours été aussi beau ? Quand je te connaissais jadis, nous faisions l’amour, je crois bien. » Elle lui toucha la bouche du bout des doigts. « J’aime ta bouche. J’aime la bouche des hommes. Celles des femmes sont trop douces. J’aime ta peau pareille à la soie. »

Lentement, elle l’embrassa.

Si seulement il lui avait donné la liberté, la patience, elle serait toujours revenue à lui ; pourquoi n’avait-il pas compris ? Elle devait vivre, respirer, elle était la reine de l’Égypte ! Comme ses baisers étaient agréables jadis…

« Ne t’arrête pas, gémit-elle.

— Est-ce toi ? dit-il d’une voix douloureuse. Est-ce vraiment toi ? »

Elle sourit à nouveau. C’était effroyable, elle-même ne connaissait pas la réponse à cette question ! Elle éclata de rire. Comme c’était drôle ! Elle rejeta la tête en arrière et sentit ses lèvres se poser sur sa gorge.

« Oui, embrasse-moi, prends-moi », dit-elle.

Sa bouche descendait vers sa poitrine, ses doigts ouvraient sa robe, ses lèvres se refermaient sur son sein. « Aaaaah ! » Le plaisir que cela lui procurait était insupportable. Il la tenait captive, tout contre lui, sa langue léchait son téton, ses lèvres tiraient dessus avec toute la ferveur d’un enfant.

T’aimer ? Je t’ai toujours aimé. Mais comment puis-je quitter mon univers ? Comment puis-je abandonner tout ce que je chéris ? Tu parles d’immortalité. C’est un concept que je ne comprends pas. Je sais seulement qu’ici je suis reine, et tu t’éloignes de moi, tu menaces de me quitter à jamais…

Elle s’écarta de lui. « Je t’en prie », supplia-t-elle. Où et quand avait-elle prononcé ces mots ?

« Qu’y a-t-il ? dit-il.

— Je l’ignore… Je ne… Je vois des choses, et puis elles disparaissent !

— Il y a tant de choses que je dois te dire, qui doivent t’être révélées. Si seulement tu pouvais comprendre. »

Elle s’éloigna un peu de lui avant d’arracher sa robe et d’en jeter les lambeaux à terre. Puis elle se retourna.

« Oui, pose tes yeux bleus sur ton œuvre ! Voilà ce que je comprends ! » Elle toucha la blessure qu’elle avait au flanc. « J’étais une reine. Et maintenant je suis cette horreur. C’est cela que tu as ramené à la vie avec ton mystérieux élixir ! Ton remède ! »

Elle baissa la tête et porta les mains à ses tempes. Plus de cent fois, elle avait fait ce geste, mais il n’apaisait en rien les douleurs de son esprit. Elle se balança d’avant en arrière en gémissant. On eût dit un chant. Cela lui faisait-il du bien ? Les lèvres closes, elle reprenait cette étrange mélodie : « Céleste Aïda ».

Puis elle sentit sa main sur son épaule. Il la fit pivoter. Elle le regarda. Qu’il était beau ! Elle baissa les yeux. Et là, elle découvrit le flacon qu’il tenait à la main.

« Ah ! » Elle s’en empara pour en verser le contenu dans le creux de sa main.

« Non, bois-le ! »

Elle hésita. Mais il lui avait versé l’élixir dans la bouche, elle s’en souvenait. Quand elle était dans les ténèbres.

De sa main gauche, il lui renversa la tête en arrière et il porta le flacon à ses lèvres.

« Bois. »

C’est ce qu’elle fit. Gorgée après gorgée, le liquide pénétra en elle. Dans la pièce, la lumière se fit plus vive. Une grande vibration de sensualité l’ébranla de la tête aux pieds. Elle ferma les yeux, les rouvrit et le vit qui la regardait avec stupéfaction.

Il murmura un mot : « Bleus. »

Et ses blessures, elles se refermaient ! Elle regarda ses doigts. Les picotements étaient insupportables. La peau recouvrait la chair, et la chair l’os. Et son flanc, oui, il guérissait.

« Ô dieux, soyez remerciés, sanglota-t-elle. Je suis de nouveau intacte, Ramsès. J’ai retrouvé mon intégrité. »

Une nouvelle fois, ses mains la caressèrent et la firent frissonner. Elle le laissa l’embrasser, effleurer son corps nu. Sa langue léchait sa poitrine, son ventre, descendait vers sa toison humide. « Viens en moi ! Prends-moi ! » cria-t-elle.

Le sexe de Ramsès se pressait contre le sien. Il la souleva et s’enfonça doucement en elle. Elle s’abandonna au plaisir, la tête renversée, les yeux mi-clos.

 

Épuisé, il traînait lamentablement la jambe. Avait-il fait preuve de lâcheté en s’enfuyant ? Fût-il resté, eût-il pu jouer un rôle quelconque dans cette guerre de Titans ? Une lueur de malice dans le regard, Ramsey lui avait dit de partir. Il lui avait sauvé la vie en s’interposant, en le suivant, en faisant échouer sa ridicule tentative pour s’emparer de l’élixir.

Ah, quelle importance à présent ? Il devait faire sortir Alex d’Égypte et quitter lui-même ce pays. Il devait oublier ce cauchemar.

Les yeux baissés, il s’approcha de l’entrée du Shepheard’s.

Il ne vit les deux hommes venus l’arrêter que lorsqu’ils lui barrèrent le chemin.

« Lord Rutherford ?

— Laissez-moi tranquille.

— Désolé, monsieur, mais c’est impossible. Nous sommes du bureau du gouverneur. Nous avons quelques questions à vous poser. »

L’humiliation ultime. Il ne résista pas.

« Dans ce cas, aidez-moi à monter les marches, jeune homme. »

 

Elle sortit de la baignoire de cuivre, enroulée dans une grande serviette blanche, les cheveux mouillés. Cette pièce aux carrelages décorés, cette eau chaude qui coulait d’un minuscule tuyau, on se serait cru dans un palais. Et les parfums qu’elle avait trouvés, comme ils lui étaient agréables !

Elle revint dans la chambre et se regarda à nouveau dans le miroir. Un corps parfait.

Et des yeux bleus. Elle ne pouvait que s’en étonner.

Était-elle aussi belle du temps où elle vivait ? Pourrait-il lui répondre ? Les hommes lui avaient toujours parlé de sa beauté. Elle esquissa un pas de danse, fière de sa nudité.

Ramsès la regardait sans rien dire d’un coin de la pièce. Il n’y avait là rien d’inhabituel, non ? Ramsès, l’observateur discret. Ramsès, le juge.

Elle s’empara de la bouteille de vin posée sur la coiffeuse. Elle était vide. Elle la jeta sur le marbre, des éclats de verre sautèrent à terre.

Pas de réaction de sa part, rien que son regard bleu qui ne cédait pas.

Quelle importance cela avait-il ? Pourquoi ne pas continuer de danser ? Elle savait qu’elle était belle, que les hommes l’aimaient. Ses deux victimes de l’après-midi avaient été charmées par sa personne, et elle n’avait désormais plus de terrible secret à dissimuler.

« Je suis vivante, vivante ! » s’exclama-t-elle en tournoyant sur elle-même.

De l’autre pièce s’échappa le cri strident du perroquet. Il était venu, le moment de tuer, d’offrir un sacrifice à leur bonheur, comme lorsqu’on achète sur la place du marché une colombe blanche qu’on destine aux dieux.

Elle s’approcha de la cage, ouvrit la petite porte et plongea la main à l’intérieur.

Elle tua l’oiseau d’une simple pression des doigts, puis elle le laissa tomber au fond de la cage.

Elle se retourna et vit Ramsès. Ah, quel triste visage, l’image même de la désapprobation ! Le pauvre chéri…

« Je ne peux pas mourir, n’est-ce pas ? »

Pas de réponse de sa part. Mais elle savait. Depuis le début. Elle l’avait compris en regardant les autres. Il l’avait ramenée d’entre les morts et elle ne pouvait plus mourir.

« Tu parais inconsolable. Tu n’es donc pas satisfait de ta magie ? » Elle s’avança vers lui en riant. « Ne suis-je pas splendide ? Voilà que tu pleures. Quel sot ! C’était ton idée, non ? Tu es venu à moi, tu m’as ramenée à la vie et, maintenant, tu pleures comme si j’étais morte. C’est vrai, tu t’es détourné de moi quand j’agonisais, tu les as laissées jeter l’étoffe noire sur mon visage ! »

Il soupira. « Non, je n’ai jamais fait cela. Tu ne te souviens pas de ce qui s’est passé.

— Pourquoi m’as-tu rappelée ? Qu’étions-nous l’un pour l’autre, toi et moi ? »

Quand tous ces infimes fragments de souvenirs se réuniraient-ils enfin ?

Elle s’approcha davantage, toucha sa peau.

« Ne connais-tu pas la réponse ? lui dit-il. N’est-elle pas au plus profond de toi ?

— Je sais seulement que tu étais présent quand je suis morte. Tu étais quelqu’un que j’ai aimé. Je m’en souviens. Tu étais là et j’avais peur. Le venin du serpent m’avait paralysée et je voulais t’appeler, mais je ne le pouvais pas. Je me suis débattue. J’ai prononcé ton nom. Tu t’es détourné.

— Non, non ! Ce n’est pas cela, j’étais là et je te regardais ! »

Les femmes qui pleuraient, elle les entendait distinctement. Cette chambre mortuaire, cette chambre où s’était éteint Antoine, son bien-aimé. Elle ne leur permettrait pas d’emporter sa couche, bien que le sang de ses blessures eût souillé les coussins.

« Tu m’as laissée mourir. »

Il la prit par les bras, sans ménagement.

« Je voulais que tu sois avec moi comme tu l’es aujourd’hui.

— Ah, que suis-je, aujourd’hui ? Et quel est ce monde ? Est-ce le domaine souterrain de nos divinités ? Retrouverons-nous d’autres… Antoine ! s’écria-t-elle. Où est Antoine ?

Mais elle savait. Elle tourna la tête. Antoine était mort, il gisait dans la tombe. Et Ramsès n’avait pas voulu faire bénéficier Antoine de sa magie.

Il s’approcha d’elle par-derrière et l’enlaça.

« Quand tu m’as appelé, dit-il, que cherchais-tu au juste ? Réponds-moi.

— À te faire souffrir ! » Elle éclata de rire. Dans le miroir, elle voyait son reflet, son visage douloureux. « Je ne sais pas pourquoi je t’ai rappelé, je ne sais même pas qui tu es ! » Elle le gifla, mais cela n’eut aucun effet, comme si elle avait frappé une statue de marbre.

Elle se dirigea vers l’autre pièce. Elle voulait quelque chose de splendide. Quelle était la plus belle robe que possédât cette femme misérable ? Ah, celle-ci, cette étoffe de soie couleur de rose. Elle l’enfila et referma les agrafes. Cela donnait à ses seins une forme délicieuse. La robe traînait jusqu’à terre, bien qu’il lui fût inutile désormais de dissimuler ses pieds.

Elle remit ses sandales.

« Où vas-tu ?

— En ville. C’est la ville du Caire. Pourquoi ne m’y rendrais-je pas ?

— Je dois te parler…

— Vraiment ? » Elle prit le sac de toile. Du coin de l’œil, elle aperçut un grand éclat de verre provenant de la bouteille qu’elle avait brisée.

« Cléopâtre, regarde-moi », dit-il.

Elle se retourna pour l’embrasser. Était-il donc si facile de l’abuser ? À tâtons, elle chercha le morceau de verre. Elle le trouva et, d’un geste sec, lui perça la gorge.

Elle recula. Il la regardait fixement. Le sang coulait sur sa tunique blanche. Mais il n’avait pas peur. Il ne fit rien pour arrêter le sang. Sur son visage, on ne lisait que de la tristesse, pas une once de peur.

« Moi non plus, je ne peux pas mourir, dit-il doucement.

— Ah ! » Elle sourit. « Quelqu’un t’a-t-il tiré du tombeau ? »

Elle se jeta sur lui et visa les yeux.

« Arrête, je t’en prie. »

Elle lui donna un coup de genou dans le bas-ventre. La douleur le fit se tordre en deux, et elle en profita pour le frapper à la tempe.

Elle s’élança dans la cour en serrant le sac contre sa poitrine. En quelques secondes, elle trouva la porte et disparut dans la ruelle obscure.

Elle ne fut pas longue à retrouver l’automobile, à lancer le moteur. Et ce fut à nouveau la folle sensation, le vent dans la figure, l’ivresse de conduire cette grande bête de fer vers les lumières du quartier britannique.

 

La Momie
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